Imaginez que vous rentrez chez vous gonflé de joie, après avoir reçu une promotion et une augmentation au travail.
Un tel succès mérite célébration !
Vous prévoyez donc d’inviter votre famille dans le meilleur restaurant de la ville. Mais en rentrant, vous trouvez tout le monde préoccupé, car votre petit-neveu, qui vient souvent jouer avec vos enfants, a eu un accident. Mieux vaut alors savoir lire les émotions exprimées par vos proches : l’intensité de leur tristesse suggère-t-elle que l’accident est grave ?
Voilà qui va peut-être imposer de reporter la fête. Si vous vous obstinez, personne ne parviendra pas à savourer l’événement. Pire : votre aveuglement risque de vous conduire à reprocher à votre partenaire et à vos enfants de faire la tête dans ce moment joyeux pour vous. Au contraire, si vous savez prendre en compte leur émotion négative, ils se sentiront compris, ce qui les aidera à surmonter leur état du moment, et vous en sauront gré.
Quand le décodage émotionnel est défaillant
Identifier les émotions des autres est essentiel pour ajuster ses réactions en fonction de la situation et développer de meilleures relations avec eux. Le décodage des expressions émotionnelles est d’ailleurs perturbé dans certains troubles psychiatriques, comme la schizophrénie, la dépression et la dépendance à l’alcool ; c’est ce qui amène les patients à se comporter de manière inadaptée en société.
Plus ou moins consciemment, nous effectuons ce décodage tout au long de la journée. À la maison, donc, mais aussi lors de sorties entre amis ou au travail : si vous voyez que votre patron est contrarié, ce n’est pas le bon moment pour lui demander un congé imprévu. Certains sont plus doués que d’autres pour cela, mais tous, nous faisons régulièrement des erreurs. Essayez de vous rappeler un moment où vous n’avez pas estimé avec assez de justesse l’état émotionnel d’un de vos proches et les conséquences négatives qui en ont découlé. Je suis sûr que vous y parviendrez sans trop de problèmes...
Anticiper plutôt que réagir en temps réel
C’est que décoder les émotions des autres « en temps réel » est à la fois compliqué et fatigant. Que vous soyez un as ou un cancre en la matière, mieux vaut anticiper un peu, en cherchant à connaître la façon habituelle de réagir de votre interlocuteur. D’abord, pour éviter d’être pris au dépourvu. Et surtout, pour prendre un peu de recul : vos difficultés sont-elles ponctuelles ou révélatrices d’une incompatibilité plus fondamentale ?
Dans le premier cas, comment vous adapter à l’autre, afin que votre relation soit plus apaisée et plus épanouie ?
Le neuroscientifique américain Richard Davidson, de l’université du Wisconsin à Madison, nous offre un outil précieux pour cela : le style émotionnel. Véritable grille de lecture de soi et des autres, il comporte six dimensions : la résilience, l’intuition sociale, la perspective (la tendance à éprouver des émotions positives ou négatives), la sensibilité au contexte, la conscience de soi et l’attention .
Pour apprendre à mieux vivre avec les autres, la première étape est donc d’identifier leur position sur chacune de ces dimensions. En particulier quand certaines d’entre elles sont très marquées, car elles détermineront alors fortement leur comportement. Nous vous proposons donc un questionnaire dans ce dossier . Il est à l’origine destiné à évaluer son propre style, mais vous pouvez aussi l’utiliser pour déterminer celui de vos proches ou de vos collègues : il vous suffit pour cela de vous demander si les affirmations présentées s’appliquent à eux.
Restez tout de même conscient que les différentes dimensions, bien que constitutives de notre identité, sont susceptibles de varier dans une certaine mesure. Dans une situation stressante, une personne dotée d’une forte intuition sociale peut avoir plus de mal à détecter des signaux non verbaux. D’autres se montrent positifs lorsqu’ils sont au travail, mais beaucoup moins dans leur vie privée – ou inversement.
Des difficultés propres à chaque dimension émotionnelle
La connaissance du style émotionnel des autres vous permettra de vous adapter à leur façon de réagir.
Si un manque d’intuition sociale et une faible sensibilité au contexte posent des problèmes évidents pour la vie en société, chacune des dimensions du style émotionnel peut entraîner des difficultés spécifiques. Ceux qui ont une conscience de soi excessive, par exemple, déroutent souvent les autres. Il leur arrive de quitter brusquement un groupe sans explication ou de refuser au dernier moment de prendre la parole en public, simplement parce qu’ils ont perçu une accélération de leurs propres battements de cœur ; ils ont alors paniqué, redoutant une crise cardiaque.
Plus généralement, Barnaby Dunn, de l’université d’Exeter, au Royaume-Uni, a montré à quel point nos perceptions corporelles façonnent notre intuition. Que nous sentions un sentiment désagréable dans les tripes, et nous avons tendance à étiqueter automatiquement comme « mauvais » ce qui nous entoure ou ce qu’on nous propose. Une conscience de soi excessive risque alors de fausser la perception des relations sociales.
Nous vous proposons donc quelques conseils pour interagir au mieux avec les autres, en fonction de leur style émotionnel . N’oubliez pas aussi de vous interroger sur votre propre style. Car pour progresser dans ses relations, il est également important de bien se connaître. Si votre partenaire vous trouve souvent agressif et que cette accusation vous semble abusive, c’est peut-être que vous êtes un peu faible sur la dimension de la conscience de soi et que vous avez du mal à identifier vos sentiments de colère ou de jalousie.
Mieux vous connaître vous aidera aussi à préciser ce que vous pouvez et souhaitez accepter des autres. Imaginez par exemple que votre interlocuteur a une faible intuition sociale et qu’il s’acharne à vous tenir la jambe, alors que vous aimeriez vous échapper. Si vous êtes vous-même plutôt négatif sur la dimension de la perspective (la capacité à éprouver des émotions positives), son attitude risque de vous excéder très rapidement. Si en plus votre conscience de soi est trop développée, le cocktail devient explosif : vous percevrez intensément votre propre état d’irritation et y réagirez vivement ; tout sera alors réuni pour que la situation dégénère en dispute, ou tout au moins pour que vos échanges s’achèvent brusquement. En revanche, si vous êtes plutôt positif et résilient, vous serez plus à même de relativiser la situation, d’être indulgent envers votre interlocuteur... et de voir qu’il a plein d’autres qualités !
S’adapter, changer ou partir ?
Parfois, la meilleure solution est d’encourager vos proches à modifier certains aspects de leur style émotionnel – ou de chercher à évoluer vous-même si le problème vient de vous. Il est en effet possible de modifier ce style, ce qui peut être plus profitable à long terme que d’adapter sans arrêt son comportement . Les jeux de rôle sont par exemple un bon outil pour travailler son intuition sociale .
Si cette voie vous semble utile à explorer, commencez par vous demander à quel point l’autre est ouvert aux nouvelles expériences : mieux vaut savoir si une personne est disposée à envisager d’autres manières de faire avant de lui proposer de changer son quotidien. Sans cela, vous risquez de vous heurter à un mur, et de ne rencontrer que rigidité et dogmatisme dans vos conversations avec elle...
Notez au passage que l’ouverture aux nouvelles expériences est une des dimensions d’un modèle de personnalité classique (appelé « Big Five »), qui reste donc un outil complémentaire précieux pour réfléchir à soi et aux autres.
Et dans certains cas, le mieux à faire est de prendre ses distances. Tout le monde n’est pas compatible ! Si vous avez un style émotionnel très marqué, avec des dimensions fortes, et opposées à celles de votre interlocuteur, l’effort risque d’être incessant et peu propice à votre épanouissement mutuel. Si vous êtes très résilient, par exemple, le manque de résistance au stress et la lenteur de récupération de votre vis-à-vis peut vous paraître incompréhensible, voire vous irriter, car vous vous attendrez à ce qu’il réagisse comme vous. De même, deux personnes trop opposées sur la dimension de perspective auront du mal à cohabiter : même si quelqu’un de fondamentalement positif peut, par son côté joyeux, amener l’autre à envisager les expériences sous une lumière plus chatoyante, il risque de voir son propre optimisme s’étioler peu à peu.
"Les recherches montrent que deux partenaires qui se ressemblent restent en moyenne plus longtemps en couple et sont plus satisfaits de leur vie conjugale."
Ce besoin d’un minimum de points communs est particulièrement bien établi dans le cadre du couple : les recherches en psychologie ont montré que les personnes qui se ressemblent ont plus de chances de rester longtemps ensemble et sont plus satisfaites de leur vie conjugale.
C’est ce qu’on désigne sous le terme assez peu romantique d’« assortative mating », ou accouplement assorti.
Les ressemblances prises en compte par ces études portaient sur la personnalité, mais aussi sur des facteurs tels que le QI ou l’intelligence émotionnelle (la capacité à identifier et gérer ses émotions et celles des autres). En 2013, avec Olivier Le Bon, de l’université libre de Bruxelles, et d’autres collègues, nous avons en outre montré que chez les couples stables, lorsqu’un des partenaires a un trait de personnalité extrême, l’autre ne se situe en général pas à l’extrême opposé.
Si vous avez un besoin vital de nouveauté et d’extravagance, vous trouverez ainsi difficile de vous adapter à quelqu’un d’excessivement routinier. Ainsi, la science penche plus pour « Qui se ressemble s’assemble » que pour « Les contraires s’attirent ».
Que vous sentiez confusément que quelque chose cloche dans vos relations ou que vous ayez simplement envie de faire le point, les styles émotionnels vous offrent donc un outil précieux pour y voir plus clair. Dans cet article, nous nous sommes focalisés sur les difficultés posées par certaines dimensions, mais bien sûr n’oubliez pas aussi d’identifier ce que vous aimez chez les autres ! Peut-être après tout préférez-vous fréquenter des gens créatifs et parfois un peu à côté de la plaque en société, plutôt que des cadres BCBG toujours tirés à quatre épingles...
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Auteur de l'article : Michel Hansenne
Professeur de psychologie à la Faculté de psychologie et des sciences de l'éducation de l'Université de Liège, où il dirige le Service de psychologie de la personnalité et des différences individuelles.
Source : Cerveau & Pycho - Mai 2019
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Dumay cris (samedi, 09 novembre 2019 17:24)
Un article complet et très enrichissant. Merci.